De la recherche d’une équivalence au “they” non-binaire à l’utilisation de l’écriture inclusive, la traduction permet de réfléchir à l’évolution des usages et à l’avenir de la langue française.
“Le masculin l’emporte sur le féminin”. De cette règle de grammaire qui agite les débats féministes de ces dernières années, les anglophones ne s’encombrent pas. En y réfléchissant rapidement, il peut sembler plus facile de maintenir une neutralité de genre en anglais. Corinne Oster, maîtresse de conférences en traduction et en traductologie à l’Université de Lille, confirme. “De prime abord, la différence la plus notable tient au fait que l’anglais, contrairement au français, n’utilise pas le genre dit ‘grammatical’. Dans la grammaire française, les noms communs sont masculins ou féminins, tandis que l’anglais recourt, pour les objets et concepts, à un genre ‘neutre’.” Une fourchette en français, a fork en anglais. “Le genre est par ailleurs plus visible en français à cause, par exemple, des accords d’adjectifs ou de participes passés. Il semble donc, effectivement, plus facile de mettre en œuvre une langue ‘neutre’ en anglais.” D’autant plus aux États-Unis où, comme la chercheuse le souligne “la langue n’est pas figée par une institution” comme l’Académie française. L’anglais permet aussi, par exemple, l’usage de pronoms comme le “they” qui ne marque pas le genre de la personne qui l’utilise et dont il n’existe pas d’équivalent en français. Ce pronom est utilisé outre-Manche et outre-Atlantique par certaines personnes trans et non-binaires.
“Je passe d’une langue où les noms, les adjectifs et les participes passés sont souvent grammaticalement neutres vers une langue où ils sont la plupart du temps marqués par le genre grammatical.”
Noémie Grunenwald a notamment traduit le Manifeste d’une femme trans de Julia Serano paru aux éditions Cambourakis et a fondé Hystériques et AssociéEs, qui a publié l’édition française de Stone Butch Blues, de la militant·e transgenre Leslie Feinberg.. Elle fait aussi partie du projet FELiCiTE (Féminismes en ligne: circulation, traduction, édition) qui rassemble des praticiennes de la traduction et réfléchit à ses implications féministes. Elle est confrontée au problème quotidiennement. “Traduisant de l’anglais au français, je passe d’une langue où les noms, les adjectifs et les participes passés sont souvent grammaticalement neutres vers une langue où ils sont la plupart du temps marqués par le genre grammatical.” Elle nous indique des exemples concrets. “Par exemple, si l’autrice que je traduis écrit ‘workers‘, dois-je traduire ‘travailleur·euses’, ‘travailleuses’, ‘travailleurs’, ‘travailleuses et travailleurs’ ou éventuellement même ‘prolétaires’?”
Trouver des solutions
Face à cette problématique, les traducteurs·trices partent à la recherche de solutions au cœur de la langue française. Marguerite Capelle, qui a notamment traduit le Chère Ijeawele de Chimamanda Ngozi Adichie s’est confrontée à un problème de taille lorsqu’elle a traduit pour les éditions Gallimard le roman Eau douce de l’auteur·rice non-binaire Akwaeke Emezi. “Le trouble du genre est au cœur de l’expérience d’Ada, le personnage principal qui est hanté par de nombreux esprits, explique Marguerite Capelle. Le neutre anglais donne à ces esprits nommés ‘frèresoeurs‘ une ambiguïté que le français ne peut restituer de la même manière. La fameuse règle du masculin qui l’emporte sur le féminin au pluriel fait automatiquement du ‘nous’ une voix qui s’accorde au masculin.” Si elle choisissait l’écriture inclusive et le ‘iel’ dans ce cas précis, elle “traduirait un choix politique rendu visible par la langue qui ne fonctionnerait pas dans ce contexte littéraire où il s’agit de traduire une fluidité, une ambiguïté. L’enjeu n’est pas ici de revendiquer une identité gender fluid ou non-binaire: ces esprits échappent tout simplement à ces catégories trop humaines.”
La traductrice tranche notamment en faveur d’un vocabulaire épicène, qui n’est pas marqué du point de vue du genre (“avide” plutôt qu’“affamé·e” , “difficile” plutôt que “sélectif·ve” ). “J’ai reformulé toutes les phrases qui le nécessitaient afin d’éviter les accords genrés” conclut-elle. Céline Leroy, traductrice notamment de Ce que je ne veux pas savoir de Deborah Levy qui vient de remporter le Fémina étranger a eu le même souci en traduisant une nouvelle d’E-J Levy dans le recueil L’amour, en théorie (éditions Rivages). L’histoire d’une relation amoureuse dont le genre de la narratrice n’est dévoilé qu’aux trois-quarts du récit. “L’ambiguïté de ne pas savoir qu’il s’agissait d’une relation entre deux femmes faisait tout le sel de l’histoire, explique la traductrice. J’ai dû modifier les accords, trouver des verbes avec un auxiliaire avoir, jouer sur la grammaire. Je me suis beaucoup amusée et je l’ai vu comme un jeu oulipien.”
Une pratique engagée?
Francis Guévremont, lui, a traduit les deux romans de l’auteur·trice non-binaire Rivers Solomon parus aux éditions Aux Forges de Vulcain. Deux textes travaillés par les questionnements de genre. Il témoigne. “La question de la fluidité du genre ne se présente pas vraiment en tant qu’objet de réflexion chez Solomon, elle va de soi. Dans Les Abysses, l’espèce des Wajinrus ne comporte ni mâles, ni femelles; les rôles sexuels changent, évoluent, fluctuent constamment.” Le travail du traducteur est alors de “rendre cette fluidité du genre sans insister, sans appuyer” . Comment Francis Guévremont a-t-il réglé cette problématique? “La plupart du temps, j’ai résolu le problème en étant délibérément incohérent: j’écrivais parfois ‘il‘, parfois ‘elle‘ – ou alors en reformulant les phrases pour les rendre neutres. Plutôt que d’écrire: ‘Elle était heureuse‘, j’écrivais: ‘Sa joie était grande‘. En un sens, cela paraîtra maladroit ou lourd, mais paradoxalement, cela rend assez bien le texte original, qui s’oblige aussi à faire certaines gymnastiques pour rester neutre.”
“Si j’ai la chance de traduire un texte qui permet de faire évoluer ou, en tout cas, d’entamer une réflexion sur les usages, je ne peux que m’en réjouir.”
Le traducteur insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit pas de rajouter de l’engagement dans un texte où il serait absent. Mais plutôt de restituer l’âme d’un texte sans la trahir. “Si j’ai la chance de traduire un texte qui permet de faire évoluer ou, en tout cas, d’entamer une réflexion sur les usages, je ne peux que m’en réjouir, précise-t-il. Mais ce n’est pas mon travail d’utiliser l’œuvre écrite par quelqu’un d’autre pour la mettre au service de mes convictions.” Pour autant, les enjeux politiques et féministes de la traduction sont nombreux. Hélène Cohen, qui a récemment cotraduit Journal d’une femme noire de Kathleen Collins aux éditions du Portrait, nous l’explique. “Je crois qu’il est nécessaire dans la forme écrite d’être en adéquation avec ses valeurs quotidiennes même si le texte est roi: jamais je n’appliquerai ma propre grille de lecture à un texte dont l’auteur·trice a une conception différente de la vie. Mais si le texte le permet je ne m’interdis pas d’écrire ‘auteure’ ou ‘autrice’ dans une traduction ou de placer un accord de proximité. De la même manière, chaque fois que c’est possible, je préfère traduire le mot ‘gay’ par ‘lesbienne’: le mot existe en français, il faut l’utiliser.”
En traduisant l’autobiographie de la footballeuse Megan Rapinoe chez Stock, Hélène Cohen et Marguerite Capelle se sont adaptées à ce qu’elles savaient de l’autrice. “Nous avons fait le choix de préciser les deux genres dans le cas des ‘spectateurs et spectatrices’ ou des ‘joueurs et joueuses’. Tout le monde connaît ses combats et le message qu’elle porte depuis des années sur le foot féminin, et nous savions qu’elle voulait englober les femmes le plus possible.” Hélène Cohen souligne que ces précisions coûtent en légèreté. “C’est là que l’écriture inclusive peut nous aider dans la concision qu’elle nous offre” , précise-t-elle.
Des enjeux militants
La traduction pourrait-elle permettre de faire évoluer la langue française? Noémie Grunenwald et Corinne Oster mettent en garde sur l’idéalisation d’une langue anglaise qui serait parfaitement fluide ou neutre. “Deborah Cameron, linguiste à l’université d’Oxford, a évoqué un genre ‘métaphorique’, explique Corinne Oster. Elle souligne que le mot ‘salt’ (sel) est ainsi associé au féminin alors que ‘pepper’ (poivre) serait associé au masculin. Le genre dans la langue n’est donc pas uniquement une affaire de grammaire” .“Toutes les langues sont réductrices, ajoute Marguerite Capelle, dans la mesure où le langage crée des catégories qui permettent de penser le monde et de partager ce système de pensée.”
“Les traducteurs·trices sont le pont entre deux langues, entre des rapports au genre qui sont différents.”
Noémie Grunenwald, elle, explique que les “possessifs ‘son’ ou ‘sa’ en français ne s’accordent pas selon le genre du sujet qui possède ce qu’ils désignent, alors que c’est le cas avec ‘her’ et ‘his’” . Si nous écrivons “son cousin” / “his cousin”, dans un cas nous parlons du genre du cousin, dans l’autre nous parlons du genre de la personne dont on parle. Cela pose d’autres soucis. “Certaines traductrices du français à l’anglais déplorent le soi-disant neutre de l’anglais explique Noémie Grunenwald. Elles disent que sa connotation malgré tout masculine conduit à effacer le féminin. À ce niveau, l’anglais est presque en retard sur le français puisqu’on a réussi à exhumer des termes comme ‘autrices’ alors qu’en anglais des féminins comme ‘translatress’ sont encore aux oubliettes.”
Une constante évolution
La traduction est un art en perpétuelle mutation, qui évolue selon la langue et les usages et peut même se traduire par des changements concrets sur le français que nous utilisons au quotidien. “La traduction est en constante évolution, que ce soit par le biais de la recherche, de la pratique, ou des deux, explique Corinne Oster. Ce que l’on appelle ‘le tournant culturel en traduction’, né dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, a mis en évidence le poids de l’idéologie dans l’évolution des pratiques: on n’a pas traduit les mêmes choses, ni de la même façon, selon les époques et les courants politiques dominants. Le rôle et le pouvoir des maisons d’éditions, auquel on ne pense pas toujours, doit aussi être considéré dans tous ces processus car il contraint souvent les libertés dont disposent les traducteurs et traductrices. Là aussi cependant, on voit actuellement arriver de nouveaux usages qui tendent à faire évoluer les normes éditoriales.” La naissance et la multiplication de maisons d’édition militantes ou indépendantes, qui ont à cœur de faire entendre des voix émergentes, ouvre de nouvelles perspectives.
Noémie Grunenwald explique que ”ce sont toujours les expérimentations les plus radicales menées depuis les marges qui lancent et alimentent le mouvement général. Il y a seulement dix ans, l’usage des points médians était encore une pratique quasi inimaginable dans l’édition, et était cantonnée aux brochures, aux tracts et aux blogs.” Aujourd’hui, même si son utilisation n’est pas généralisée, elle est bien plus large. Et il reste beaucoup à inventer, comme nous l’explique Noémie: inventer de nouveaux mots, trouver des stratégies typographiques, de nouvelles polices de caractère… “Les traducteurs·trices sont le pont entre deux langues, entre des rapports au genre qui sont différents, explique Céline Leroy. Iels peuvent essayer de trouver un chemin intermédiaire qui puisse ensuite entrer dans la langue française, sans être forcément un calque de la langue originale.” Autant de passerelles possibles pour penser la langue de demain.