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Les Mains dans les poches : Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants

22/10/2020

Trois figures et non deux sont au centre du livre de Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants qui vient de paraître en poche : Aharon Appelfeld, Valérie Zenatti et leur amitié, elle aussi personnage d’un roman sous le signe de la rencontre. Cette rencontre n’est pas seulement celle d’un immense écrivain et de sa traductrice, c’est celle d’un homme et d’une femme qui vont partager récits, langues et silences, c’est une évidence, une amitié unique, de celles, rares, qui dépassent les catégories et que seule la littérature est à même de saisir.

Il l’écrivait dans Adam et Thomas, traduction française de Valérie Zenatti, et la citation se donne à lire en exergue du Faisceau des vivants : « Quand on rencontre quelqu’un, c’est signe que l’on devait croiser son chemin, c’est signe que l’on va recevoir de lui quelque chose qui nous manquait. Il ne faut pas ignorer ces rencontres. Dans chacune d’elles est contenu la promesse d’une découverte ».

Cette présence est le cœur battant du livre. Son titre, rappel d’une prière juive, Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants, est son art poétique : tisser ses propres mots à ceux d’Appelfeld, le célébrer, non sous la forme d’un hommage compassé et vain mais dans la vibration, « le faisceau » de souvenirs à jamais présents, de phrases qui demeureront des phares. Jamais Aharon l’homme et ami, jamais Appelfeld, l’écrivain, ne disparaîtront, ils sont dans le présent absolu des livres et des vivants.

Ce sont ces disjonctions, la présence dans la désormais absence, cet (à) jamais, ce là(-bas) qu’explore un texte d’une sensibilité infinie, « faille ouverte » à la mesure d’un réel qui, « depuis 2015 » et son janvier de terreur sur lequel s’ouvre le livre, n’en finit plus de perdre sens. Que sont les vœux et renouveaux depuis ? Pourtant, le 1er janvier 2018, Valérie Zenetti appelle l’ami pour « lui souhaiter une bonne santé, une année d’écriture et de quiétude » et apprend qu’il est à l’hôpital. Elle décide partir à Tel-Aviv deux jours plus tard et apprend, dans le taxi qui la conduit à l’aéroport, par une alerte de Haaretz sur son téléphone, que « l’écrivain Aharon Appelfeld, lauréat du prix de littérature d’Israël, est mort cette nuit à l’âge de 85 ans ». Cette nuit-là justement, « incapable de dormir » elle entendait sa voix et lui parlait, dans ce dialogue déjà d’outre-tombe « nos voix s’entremêlaient pour faire surgir la matière vivante et brûlante de tout ce qui nous reliait ».

« Malgré l’annonce de la mort, je me dirigeais vers quelqu’un que je ne verrais pas, l’intention de ce voyage était déjà caduque, j’arriverais trop tard » : Valérie Zenatti prend l’avion « et c’est là, dans les airs entre Paris et Tel-Aviv, suspendue entre les deux pays qui m’ont chacun donné leur langue, que mon aphasie a commencé ». Cette impossibilité de parler n’est pas absence mais trop plein d’images et souvenirs, elle est entre-deux, aporie de la douleur et nécessité de trouver les mots justes, ceux qui ne seraient pas le résumé d’une vie ou d’une œuvre, d’une rencontre et d’une amitié, du passage de l’hébreu au français mais la langue même d’un absolu puisque, comme le dira la romancière à David, « je ne sais pas comment je vais vivre maintenant, tu vois, je ne sais pas comment vivre sans Aharon ».

Avec Aharon Appelfeld, c’est une part de l’Histoire qui menace de disparaître, ainsi qu’une part de soi : « Il a vécu trente et un mille trois cent soixante-neuf jours, j’ai eu besoin de les compter, à la manière des enfants qui recourent aux chiffres pour appréhender ce qui leur échappe, parce que je sais que chaque jour a compté, chaque jour a été une vie. » Il faut tout reprendre, tout raconter, l’évasion d’un camp à 10 ans, la fuite et la survie dans les forêts de Sibérie, son rapport à la Palestine qui deviendra Israël, à la littérature et à l’Autre. Aharon et Valérie ont tous deux appris l’hébreu, espace de l’exil devenu refuge, territoire d’une rencontre : « nous nous sommes mis à parler cette langue dans laquelle nous n’avions pas vécu, c’est-à-dire une langue dans laquelle nous n’avions pas découvert le monde ni été aimés, dans laquelle nous n’avions pas souffert non plus, et surtout dans laquelle n’étaient pas inscrits les silences de l’enfance. Nous nous sommes glissés dans l’hébreu comme dans des draps rugueux, dans une hospitalité qui créait grossièrement mais sûrement un espace inviolable par le passé, dont on pouvait se donner l’illusion qu’il n’avait pas eu lieu.» Le kaddish pour l’ami disparu est aussi un hymne puissant à la langue, au «pouvoir des mots ».

Valérie Zenetti doit trouver le chemin d’un « avec » qui surmonte l’indépassable « sans Aharon », faire son propre chemin vers l’« abri vital, seul lieu possible pour celui qui est blessé », comme l’écrivait Appelfeld. Soit à la fois un voyage concret vers Czernowitz, aujourd’hui en Ukraine (« je suis né(e) à Czernowitz, en 1932 »), et vers le silence de tout texte écrit, tissé de voix, dialogue depuis l’origine, ce moment où elle commença à épouser sa langue et la traduire. « On dit que je lui ai donné ma voix en français, mais ce n’est pas tout à fait ma voix, c’est la sienne que je porte en moi, et qui existe dans ma voix pour lui, pour le comprendre et le traduire, livre après livre, et pour toutes nos conversations silencieuses ».

Cette nouvelle Histoire d’une vie sera ce « voyage, l’émergence d’un continent » en Valérie Zenatti, « l’entrelacs d’une mémoire » dans la sienne, un tout indissociable quand elle habite enfin ce « là-bas », « ce lieu entré en moi à travers lui », celui du livre venant dire ce tout, « comme deux matériaux distincts entrant soudain en fusion » quand enfin sont atteints ces jours d’une stupéfiante clarté.

Dans cet article :

Valérie Zenatti

Source : Diacritik